Le sentier des écoliers

Un sentier dans une forêt

   « Il faut qu’on parle. »

Charlie garda la main sur la poignée de sa porte. Ce n’était pas ça qui aurait pu empêcher Yann d’entrer s’il l’avait voulu, mais lui avait besoin de se raccrocher à quelque chose, ne serait ce que le temps de trouver quoique ce soit à dire à celui qui avait été toute sa vie son meilleur ami avant de lui briser trois côtes à coups de pied et de l’envoyer deux longs mois à l’hôpital. C’était cinq ans plus tôt. Autant dire que cela avait jeté comme un froid entre eux.

   Yann alluma sa cigarette. La pointe rougeoya dans la nuit à peine tombée et éclaira son visage long et sec caché par son béret. Il balança le bout d’allumette encore incandescent, qui tomba comme une météorite dans un bosquet, et leva les yeux vers Charlie. Après avoir tiré une longue bouffée et expulsé la fumée dans les airs, il lui dit lentement :

   _ Tu me laisses entrer ou tu refermes ta porte ?

   _ J’avoue que j’hésite. C’est la nuit et tu es sur le pas de ma porte. Ca me rappelle d’assez mauvais souvenirs.

   _ Je ne suis pas venu pour me battre. Et tu n’avais qu’à ne pas sortir avec ma sœur.

   Leurs regards se vrillèrent l’un à l’autre. Lourds. De rancœur, de non-dits et de quelque chose d’autre qu’ils ne tentèrent pas d’identifier. Charlie s’écarta. Yann passa l’entrée, son regard balayant les chaussures balancées dans un coin et le fouillis du bureau.

   _ Tu m’éteins ça, et pas un mot sur cette pièce. Dit Charlie avant qu’il n’ait pu dire quoi que ce soit.

   Yann se déplaça jusqu’à la fenêtre et s’appuya sur le mur juste à côté, soufflant sa fumée directement à l’extérieur. Charlie lui fit face et croisa les bras.

   _ J’ai appris qu’elle était rentrée, dit-il, comment elle va ?

    Yann souffla une volute de fumée dans la nuit et la regarda se mêler paresseusement aux ombres. Que répondre à ça ? Que sa petite sœur n’était rentrée que pour mourir chez elle ? Qu’à chaque fois qu’il y pensait il avait autant envie de rire que de pleurer et finissait donc par ne faire ni l’un ni l’autre ? Qu’aujourd’hui où plus que jamais il aurait eu besoin de son meilleur ami, son esprit ne le laissait pas oublier ce qu’il avait fait cinq ans plus tôt ? Il y aurait eu beaucoup à dire, mais il n’avait pas le temps, et encore moins l’énergie.

   _ Elle meurt. Dit-il simplement, cancer. Et là je ne parle pas du signe du Zodiaque.

   Charlie se frotta les avant-bras, soudain frileux. Evidement, il le savait ; qu’Audrey n’était pas rentrée uniquement parce qu’elle avait fini ses études, qu’un mal pernicieux n’en avait rien à faire de sa joie de vivre et de sa jeunesse, que sa vingt-troisième année serait sans doute sa dernière. Le sujet alimentait les conversations et sa propre folie. Presque tous les soirs il croyait l’entendre gémir de douleur. Pas facile de dormir ensuite.

   Il fit remarquer à Yann que c’était ironique que ce soit elle qui attrape un cancer alors que lui fumait depuis leurs treize ans. Yann haussa les épaules. C’était aussi pour ça qu’ils s’étaient toujours si bien entendus, parce que Charlie était sensible à l’ironie. Pour ça et parce qu’ils connaissaient chacun les failles de l’autre et les respectaient assez pour ne pas chercher à les combler.

   _ C’est elle qui m’envoie. J’aurai pu dire non mais tu n’imagines pas à quel point il est difficile de discuter avec elle maintenant. Même pour moi.

   Le silence s’installa. La télévision crépitait, un chien aboya au loin, une chanson grivoise monta du bar de l’autre côté de la rue. Charlie prit la télécommande sur la table et éteignit, rendant le silence entre eux encore plus pesant. Ce n’est que là qu’il remarqua que sa main tremblait.

   Yann lui demanda son portable. Il le lui tendit, comme un passage de témoin.

   Le jeune homme composa un numéro qu’il connaissait par cœur et porta le boitier à son oreille. Pour patienter, il tira sur sa cigarette, fit la remarque qu’il s’était retenu de faire depuis son arrivée sur le désordre de la pièce et les piètres qualités d’homme d’intérieur de Charlie et se perdit dans la contemplation du dessin psychédélique du rideau de la fenêtre.

   Au son de la voix d’Audrey le dessin perdit tout son intérêt, et une fois de plus rires et larmes se mêlèrent dans sa gorge. Il parla peu. Il n’avait jamais beaucoup parlé de toute façon, aussi peu de gens faisait la différence. Quelques secondes après il tendait l’appareil à Charlie. Les secondes passèrent. Le bras resta tendu. Charlie ne bougeait pas. Les ronds de fumée montèrent jusqu’au plafond bas et écaillé comme de petits nuages gris. Yann les trouva jolis, poétiques même. La poésie, il aimait ça. Depuis toujours. Peu de gens le savaient. Charlie si.

   Charlie prit finalement l’appareil et tourna le dos au jeune homme, sans trop savoir pourquoi. Sa propre voix le surprit lorsqu’il parla, mais il reconnut la sienne. Un ton au dessous de ce qu’elle avait été cinq ans plus tôt, mais la même intonation grave, lourde et charmeuse.

   Elle lui demanda d’une voix rieuse s’ils en étaient déjà venus aux mains, et il lui répondit en se tournant vers Yann que maintenant que ce dernier n’avait plus sa cigarette entre les dents, il commençait à se sentir en danger. Son vieil ami lui adressa un doigt d’honneur.

   _ J’ai besoin de toi.

   Cinq mots. Comme des éponges, chacun pour effacer la colère et la rancune de ses cinq dernières années. Sa bouche s’était asséchée. Il inspira profondément mais l’air de la pièce était vicié par l’odeur âcre de fumée de cigarette.

   _ Pourquoi ? Demanda-t-il.

   Elle lui parla de l’expédition qu’elle voulait faire. Trois heures de voiture, maximum quatre. Le temps d’un trajet Douala-Yaoundé. Evidement. Il s’en voulut de ne pas l’avoir compris. Audrey voulait la voir. Celle qu’elle ne connaissait. La présence dans son esprit et la cicatrice dans sa chair. Que ne ferait-on pas pour donner un sens à nos erreurs ? Même quand il n’y en avait aucun.

    Il ne dit rien, ce qu’elle traduisit comme une indécision. Il savait que son père s’y était opposé, et pas seulement parce qu’elle pouvait mourir d’un instant à un autre. Mais elle pouvait compter sur son frère. Ainsi que, comme elle le lui expliqua, sur une ambitieuse machination dans laquelle étaient impliqués pratiquement tous ses cousins, de ceux qui couvriraient son absence ici pendant la journée de travail de ses parents à celle qui, à Yaoundé, organiserait la rencontre. Et lui dans tout ça devait servir de chauffeur. Yann ne conduisait pas. Jamais. Une autre de ses fantaisies. Charlie trouva que le plan avait les allures des jeux de leur enfance, avec cette répartition des fonctions si stricte que chaque rôle s’avérait primordial au succès de l’ensemble, et qui se terminait toujours par de sévères corrections paternelles. Audrey le lui confirma d’ailleurs en affirmant que le temps que les parents l’apprennent, il serait trop tard. Trop tard. Le choix des mots lui parut approprié.

   _ Tu sais que je ne te supplierai pas, dit-elle doucement.

   _ Tu n’en as pas besoin.

   Quand il raccrocha, Yann regardait toujours la nuit qui maintenant était totalement tombée sur le quartier.

   _ Pas facile de lui dire non, hein ?

                                                *                              *                               *

   Il était ponctuel. En fait, il était en avance. Il avait mal dormi. Presque pas, ce qui n’était pas exactement pareil. Face à lui il évitait de regarder la barrière rouillée qui le narguait de toute sa haute immobilité, mais appuyé contre la portière de sa vieille voiture, ultime souvenir maternel rendue brûlante par le soleil, ses souvenirs le rattrapaient. Ils avaient l’avantage du lieu, il n’avait aucune chance. Tout ici lui rappelait quelque chose. L’époque des courses-poursuites dans la poussière, des cigarettes et des bières consommées en cachette des adultes. Il avait vécu chez son père, il avait grandi ici ; dans la maison de son meilleur ami. Ce n’était pas si loin, c’était lui qui en avait trop fait trop vite pour se retrouver dans la peau d’un vieillard à 30 ans à peine.

   La barrière grinça. Il se redressa. Le portail métallique s’ouvrit, et la suite il ne s’en souvint pas. Mise en veille cérébrale ? Bug neuronal ? Quoique ce fût, quelque chose en lui estima que l’image d’Audrey disparaissant dans un amas de couvertures et portée telle une petite fille par son grand frère ne lui ferait aucun bien.

   Ses souvenirs commençaient après que Yann l’ait déposé sur la banquette arrière comme le plus précieux des objets, ne lui adressant à lui qu’une sorte de geste de la tête pour tout salut avant de rentrer récupérer les affaires de la jeune femme dans la bâtisse. Sa mémoire se remit en marche là, avec le vent chaud et humide qui souffla dans son dos, au moment où il s’accroupit devant elle pour regarder ce visage qu’il n’avait pas revu depuis cinq ans.

   Les mots lui manquèrent, du coup il n’essaya pas d’en trouver. Il se contenta de détailler son visage émacié, le creux de ses joues, la ternissure de son teint. Il la chercha à travers le masque de la maladie, et il la vit. Dans la lueur espiègle au fond de ses yeux, la fossette que son sourire creusa. Elle était là. Un rire incontrôlable monta de leurs poitrines à tous les deux et sans qu’il ne sache comment, elle se retrouva prisonnière de ses bras et lui de son odeur, sentant sa maigreur sous son étreinte. Elle lui dit qu’il avait plus de cheveux qu’elle, il rétorqua que la boule à zéro lui allait mieux qu’à lui. Elle appela ça le look chimio.

   Yann arriva, aussi silencieux et nonchalant qu’à son habitude. Il posa d’autres couvertures sur le plancher de la voiture, deux oreillers sur le siège, ainsi qu’un sac plein de provisions de toutes sortes : bouteilles d’eau, biscuits secs, et deux boites pleines de pilules. Il se redressa. Ses articulations craquèrent comme du bois sec lorsqu’il s’étira, faisant ressortir les muscles de ses longs bras comme un dessin au fusain. De prime abord, Yann avait l’air d’un grand échalas constamment endormi, ce qu’il était d’ailleurs. Aussi était-il difficile de deviner le bagarreur acharné, violent et bestial qui se cachait sous son ossature fine et ses muscles compacts. Dans un combat, il était toujours le dernier homme debout. Toujours.

   Il voulut savoir qui trouvait ce voyage aussi dangereux qu’inutile, et leva la main le premier. Charlie l’imita, il ne pouvait pas dire qu’il était enthousiaste à l’idée de faire trois heures de routes avec une Audrey en phase terminale sur sa banquette arrière. Audrey les regarda sans broncher. Quand ensuite son frère voulut savoir qui renonçait, aucune main ne se leva. Yann soupira, remit son chapeau de feutre sur sa tête en plissant les paupières sous la lumière du soleil.

   _ Alors allons-y. Fit-il.

   Ce ne fut plus que claquements de portières avant que Charlie ne prenne place sur le siège conducteur, Yann à sa droite. Derrière Audrey avait fermé les yeux, comme si sortir de la maison pour se retrouver là l’avait vidé de toutes ses forces. Charlie eut un pincement au cœur en se disant que c’était sans doute le cas. Avant de mettre le contact il demanda à Yann s’il avait fait sa réserve de cigarettes, et appris avec amusement qu’il s’en passait en présence de sa sœur, même s’il savait que ce n’était pas ça qui changerait quoique ce soit.

   Le moteur gronda, faisant vibrer la carcasse métallique. La voiture prit la route.

   YANN

L’animal c’était moi. Celui qui flairait les embrouilles avant qu’elles n’arrivent, montrait ses crocs et défendait son territoire. Coûte que coûte. Et mon territoire c’était les miens, il en avait toujours été ainsi. Du moins avant.

   Je m’enfonçai dans mon siège. Même pas dix minutes qu’on avait pris la route que déjà mon esprit partait en vadrouille. Quel cauchemar ! Sous 30° je me retrouvais dans une vieille caisse pourrie avec ma sœur malade et le plus grand traitre que la Terre n’ait porté depuis Judas. Sans même une cigarette pour faire passer tout ça. Merde. Merde. Merde.

   Je jetai un regard en arrière. Audrey s’était endormie. Je préférais ça. Un peu de moi mourait à chaque fois que je la voyais se tordre de douleur. A la fin il ne resterait plus grand-chose.

   La fin. Je n’y pensais pas. C’était con de croire qu’elle n’arriverait jamais mais je ne m’étais jamais vanté d’être un géni non plus. Le géni c’était elle. Depuis toujours. Les meilleures notes, les meilleures bourses, les prestigieuses écoles européennes. Le sourire sur le visage de mon père. Elle était née pour ça, pour faire naître les sourires sur les visages, moi pour être l’animal dans l’ombre, et Charlie…pour ses reparties cinglantes. Une vraie grande gueule, charmeur avec ça. Le genre de type qu’on adorait détester et qu’on détestait adorer. Un paradoxe. Comme moi. Merde.

   Pour le moment cet abruti gardait ses mains crispées sur le volant, le regard fixé sur la route. La dernière fois que nous nous étions retrouvés face à face il gisait comme un animal blessé sur le plancher de sa chambre miteuse. Je n’y étais pas allé de main morte. Il m’avait dit qu’il l’aimait. J’avais eu envie de le tuer. J’en avais encore envie d’ailleurs. Pourtant je n’étais pas rancunier. Mais Charlie et Audrey ? Non, ça je ne pouvais pas laisser passer.

   D’un coup il avait balayé des années de…de quoi d’ailleurs ? D’amitié ? De fraternité ? Je ne trouvais pas le mot qui correspondait. Mes souvenirs avaient maintenant des airs de farce. Ses sanglots dans mes bras à la mort de sa mère, les garde-à-vue d’où il m’avait tiré quand mon père n’avait rien voulu savoir : de vulgaires mises en scène. Merde. Charlie et Audrey, Audrey et Charlie, ma sœur et mon…

   Je me tournai vers l’extérieur. Nous quittions Douala. Le coin avait cet air indécis propre aux lieux frontaliers, partagés entre deux identités et n’en ayant finalement aucune. Je fis jouer mes doigts à la recherche d’une cigarette imaginaire. Merde. Je n’aurais jamais cru que le cancer de ma sœur finirait par me tuer moi aussi.

Ce fût pendant que la voiture filait sur la construction de fer en arc de cercle, suspendue au dessus des eaux de la Sanaga, qu’Audrey se réveilla. Comme d’un cauchemar, pour plonger dans un autre. Elle n’arriva pas à parler. Du genou, elle poussa le siège de son frère devant elle, ce qui fit se retourner les deux garçons. Yann comprit aussitôt.

   _ Arrête toi, dit-il à Charlie, elle n’est pas bien.

   Le jeune homme fit une embardée qui donna à Audrey l’impression que son estomac venait de faire un tour complet. A peine stoppa-t-il l’auto qu’elle s’était déjà précipitée dehors, ruée vers les hautes herbes pour y vomir toute sa nausée. Charlie voulut sortir, Yann l’en empêcha. « Elle n’appréciera pas, dit-il simplement. » Le jeune homme sembla méditer cette phrase quelques instants puis quitta l’auto. Audrey était toujours dans les fourrées. Il voyait nettement le rouge de son pull et le bleu de son jean se détacher du vert de la végétation, et surtout il l’entendait. Il détourna les yeux. Pas grand-chose à voir. Une circulation à jet, le pont derrière eux, et la ville d’Edéa à quelques mètres à peine. Il se retourna vers la silhouette de la jeune femme et attendit. Qu’elle s’évanouisse, revienne ou l’appelle. C’était pratiquement la seule chose qu’il avait faite ces cinq dernières années : l’attendre. Il pouvait bien continuer.

   Yann lui dit qu’il allait marcher un peu. En acquiesçant Charlie se demanda à quel moment il était sorti de la voiture. Comme toujours, rien ne transparaissait sur le visage du jeune homme. Il remit son chapeau sur sa tête, et prit le chemin de la ville.

   Audrey revint. Chancelante, un masque gris sur le visage. Elle se laissa tomber sur le bitume à l’ombre de la voiture, s’appuyant contre celle-ci, à bout de souffle. Charlie lui tendit une bouteille d’eau. Sa main trembla quand elle la saisit.

   Elle cracha au loin. Il la rejoignit sur le bitume chauffé à blanc et ils regardèrent les herbes dansées sous le vent. Après un moment elle parla. Elle évoqua cette idée qui l’avait poursuivi qu’elle subissait une punition largement méritée pour ses choix passés. Mais un jour devant les infos elle avait eu la révélation que ses pêchés n’étaient peut être pas une priorité pour Dieu. Elle se mit à rire de ses propres réflexions, mais bientôt son corps fut secoué de violents tremblements. Charlie l’attira contre lui, lui passant un bras autour de ses épaules.

   _ Tu as eu mes messages ? Demanda-t-il.

   _ Oui, les 268.

   _ Il y en avait tant ?

   _ Trois par jour pendant trois mois. C’était à la limite de l’obsession.

   _ Et cinq ans et un cancer plus tard, tu es là.

   _ Le temps de la réflexion. Je suis une femme exigeante.

   _ Entre ça et chiante la frontière est mince.

   Elle lui posa alors la question, s’il avait regretté. Cela lui était arrivé. Souvent même. Pourtant quand il ouvrit la bouche ce fût pour dire : « Le temps. Je n’aurai pas été contre un peu plus de temps. »

   Audrey s’appuya contre son épaule. Sa peau chauffait. Sans doute la vie en lui. La sienne s’enfuyait de seconde en seconde et elle était même trop fatiguée aujourd’hui pour en être encore en colère.

   Elle lui dit qu’ils en auraient eu plus, du temps, s’il n’avait pas été attiré par toutes les grosses poitrines qui croisaient sa route. Il rétorqua que si elle en avait eu une cela aurait facilité les choses.

   _ Disons donc que les torts étaient partagés. Conclut-elle.

   _ Oui, dit-il en l’aidant à se relever, disons ça.

   AUDREY

   Je ne voulais pas me rendormir. A chaque fois la peur de ne pas me réveiller me tenaillait comme une faim inassouvie. Mais dès que la voiture se mit en marche mon corps, ce traitre qui depuis des mois menait avec succès sa  mutinerie, se mit à peser. De plus en plus. Un rocher dans lequel se débattait mon esprit. Puis, petit à petit, je plongeai dans la nuit.

   Je demandais quelque chose à Charlie. Yann et lui s’étaient fait grondés parce qu’ils avaient manqué l’école. Papa avait dit qu’ils avaient pris le sentier des écoliers. Je voulus savoir ce que c’était. Charlie, il n’y avait pas une seule question à laquelle il n’ait pas de réponse. Il me répondit qu’il s’agissait du chemin le plus long mais le plus amusant. Celui des jeux dangereux, de l’interdit, et quelques fois même de l’illégalité. En bref, pour lui le seul chemin à suivre. Ce n’était pas l’exacte vérité, mais à 10 ans je prenais tout ce qu’il disait pour parole d’évangile.

   Je l’avais pris ce chemin. Cinq ans plus tard, au mariage de ma cousine. Mes seins pointaient à travers l’étoffe bleue de ma robe, pour la première fois j’avais des talons hauts ainsi qu’un peu de rouge que ma mère avait consenti à me laisser mettre sur mes lèvres.

   J’avais dansé avec Charlie. J’avais eu l’impression de flotter sur un nuage en sentant les battements de son cœur retentir à mon oreille, en respirant son parfum. Il m’avait dit que j’étais belle, avant de poser un baiser sur mon front en m’appelant « petite sœur », et d’aller faire le beau avec une demoiselle d’honneur dont la poitrine semblait prête à jaillir de son décolleté. Le fossé qui nous séparait ne m’apparut que plus clairement. Sept ans, et si ce n’était que ça. Mais à 15ans le monde ne comporte aucune nuance. Les choses n’ont pas de double sens, les sentiments ne peuvent être à la fois nobles et dangereux, et on n’imagine pas les bonnes intentions produire les pires des maux et des mauvaises sortir un bien. Moi pas en tout cas.

   Il n’y a rien de pire qu’une amoureuse de 15ans. Quand elle a le cœur brisé elle se laisse facilement séduire par le premier bellâtre venu, le premier qui à la sortie du lycée lui parle et la regarde comme une femme. Même s’il est un peu trop âgé, qu’elle ne lui trouve pas vraiment de charme et que son regard la met mal à l’aise. Elle joue le jeu. Comme le font tous les adultes qu’elle connait. Quand elle est nerveuse, il la trouve charmante, et elle ferme les yeux pour s’imaginer une autre voix lui dire ces mots-là, un autre souffle contre sa joue, un autre corps peser sur le sien. Elle fait de son imagination une barrière, un mur qu’elle place autour de cette soirée, mais la réalité finit par la rattraper. Les premières fissures dans le mur commencent à apparaitre en même temps que son corps qui change, un corps qui peu à peu lui devient étranger. Pourtant la bâtisse tient bon, même face aux torrents de larmes de sa mère et à la colère de son père. Elle résiste aussi quand l’homme se retrouve à l’hôpital après une visite de son frère, obligeant Charlie à faire des pieds et des mains pour faire sortir ce dernier de la prison où son agression le mena. La muraille tient. Contre les regards pesants et les phrases chuchotées, les sourires en coin et les fausses compassions qui ne cachent rien d’autre qu’une jouissance puérile. La barrière s’effrite, des pans entiers de pierre tombent, mais elle ne cède pas. Pendant des mois elle tient, jusqu’à ce que l’intrus dans les entrailles ne manifeste son désir de voir le monde. Là, le mur tombe en morceaux. Le voile se déchire, la fille revient à la vie en même temps qu’elle la donne.

   Je ne vis pas grand-chose de celle qui était ma fille. Un petit pied rose pâle. Minuscule, pareil à celui d’une des poupées qui remplissaient encore à ce moment là les armoires de ma chambre. Une de mes tantes était là. C’est dans ses bras que disparut le petit pied rose pâle. Je ne la tins jamais. Je n’en ressentis pas l’envie. Même ensuite, quand ma cousine Berthe tenta de m’intéresser à celle qui grandissait dans sa maison comme sa sœur mais était ma fille, je restai indifférente. Qu’aurais je fais d’elle ? Elle se devait de disparaitre comme elle était venue, et moi de ne plus jamais prendre le sentier des écoliers. L’image du petit pied alla se nicher dans un coin de mon esprit, à l’abri des indiscrétions, pour ma souffrance personnelle.

   Je finis ma scolarité en pensionnat, loin de tout. Pour mon père, c’est ainsi qu’on apprend de ses erreurs : en changeant d’air, comme on passe d’une page de cahier remplie de fautes pour une autre vierge. Ni vu ni connu. Je ne le déçus plus jamais. Surtout parce qu’il ne sut jamais pour Charlie et moi. Je ne peux m’empêcher de penser qu’après ma bourse et mes exceptionnelles études européennes, ce qui est en train de m’arriver en ce moment doit le laisser dubitatif, une insulte à ses projets, un crime de lèse-majesté. Pauvre papa. Si seulement il était capable de comprendre que l’Univers n’en avait rien à faire de nos projets, des siens comme des miens, rien à faire de ce que j’avais pu vivre avec Charlie, rien à faire de Yann et de son envie plus ou moins consciente de mourir à ma place. Si le Grand Tout avait une logique, je ne la connaissais pas et n’avais plus envie de la découvrir. Je voulais seulement la voir, mettre un visage sur ma blessure, donner mon propre sens à mon chemin. C’était le mien après tout, si je ne le faisais pas, qui le ferait ? Je refusais de croire qu’on pouvait vivre pour rien; je ne mourais pas sans la voir.

   Un rai de lumière filtra entre mes paupières entrouvertes, je fus de retour dans le monde réel. Il y avait du soleil, l’odeur poivrée de Charlie, la même qu’il avait toujours eu, et le bruit des articulations de Yann qu’il ne cessait de tordre pour faire passer son envie de cigarettes. Je souris, c’était parfait.

A quelques mètres du péage, la voiture fut assaillie. Comme le bus devant et le 4X4 derrière, elle fut prise d’assaut par une horde de vendeurs, surgissant de toutes parts de la brousse environnante. Une véritable embuscade. En sueurs et poussiéreux, ils poursuivaient les voyageurs de leurs assiduités, vantant leurs produits dans des rengaines qui, toutes mises ensemble, donnaient une belle cacophonie. Les odeurs des brochettes grillées et des kolas chauffées par le soleil, tout comme les couleurs éclatantes des fruits remplissant les énormes plateaux ; soulevèrent le cœur d’Audrey. Cela faisait des mois qu’elle n’avait plus d’appétit et que tout ce qui touchait sa langue avait un goût de papier mâché. Malgré cela, le spectacle lui plaisait. Elle regardait l’attroupement avec un sourire éthéré, mais bien vite la nausée fut la plus forte. Elle fit un signe vers sa vitre. Yann se pencha en arrière et la lui remonta. Elle se recroquevilla à l’autre bout de la banquette, luttant aussi bien contre son malaise que contre l’envie de pleurer.

   La maladie, c’était ça. Non pas la mort qui gagnait un corps, mais un corps qui peu à peu rejetait tout ce qui faisait la vie, comme un indésirable parasite.

   La voiture s’éloigna au milieu des grands arbres. Le calme qui s’installa ensuite la soulagea. Le silence, le meilleur de ses alliés.

   CHARLIE

   La sensation d’urgence ne me quitte pas. Rien de rationnel, à l’image de cette situation surréaliste dans laquelle j’ai plongé.

   A côté de moi, Yann s’est caché le visage de son chapeau, et à l’arrière je ne saurais dire si tu dors ou si tu rêves en contemplant le paysage morne qui défile de l’autre côté de la vitre. L’atmosphère  se prête d’ailleurs aux rêveries, peut être aussi la présence à mes côtés des deux personnes qui me connaissent le mieux, quoique de façon différente. Frère, ami, amant ; les trois n’étant pas conciliables, pas dans notre cas. Je l’ai toujours su, toi aussi sans doute.

   Pourquoi est ce que je m’imagine m’adresser à toi alors que tu es là, toute proche ? Peut être parce que je n’y crois pas. A ton retour, à nous trois en route vers cette gamine que tu ne connais pas.

   Au milieu de tout ça, une seule chose me parait sûre : nos parents vont nous tuer. Pas toi, mais Yann et moi, qui ne bénéficions pas d’une immunité phase terminale. Pour nous, ça va être sanglant. Mais comme ton père me le faisait déjà remarquer quand petite tu parvenais à m’obliger à regarder avec toi les retransmissions de tes programmes animés favoris : tu fais vraiment ce que tu veux de moi. J’en ai conscience. Je peux dire que je l’ai toujours su et, franchement, il m’est arrivé de le regretter.

   Là je ne parle pas de la connerie que je t’ai débité à notre premier arrêt sur le temps que j’aurai aimé qu’on ait, mais d’un vrai regret : celui de t’avoir connu. Pourtant il aurait été difficile qu’il en soit autrement.

    Tu restes la pire chose qui ne me soit jamais arrivée. Ne le prends pas mal, mais si la lutte que je menais contre ce que je sentais grandir en moi pour toi durant les semaines qui suivirent le retour de ton exil forcé rendirent celles-ci éprouvantes; ce n’était encore rien comparé aux cinq années après ton départ. Je crois que je n’aurais pas dû te laisser entrer dans ma chambre ce jour là. J’aurais eu des regrets, c’est évident ; et alors ?

   Et si ces trois mois ensemble n’avaient jamais existés ? Ils prennent aujourd’hui tellement de place dans ma vie que parfois j’ai la sensation d’avoir vécu et d’être mort en ce minuscule intervalle, comme si tout le roman de ma vie se réduisait à ça. A ces trois petits mois qui passèrent comme une journée, entre le moment où sans un mot tu m’embrassas sur le pas de ma porte et celui où, exactement au même endroit, comme pour boucler la boucle, Yann mit fin à notre folie à deux. Parce que c’en était une. Pas de doute là-dessus.

      Je revois son regard brûlant posé sur moi, et cette question simple, qui n’en était pas vraiment une : « Est-ce que tu couches avec Audrey ? » Comme toujours avec lui il n’y avait que deux réponses possibles. Je fus incapable d’en fournir une seule.

   Son poing s’écrasa sur mon visage. Mon nez se brisa net sous le coup. Avec le second ce fut le tour de ma mâchoire. A chaque coup porté c’était un peu de l’idée que je me faisais de moi qui partait en fumée, pour ne devenir que cette chose sanglante ramassée autour de sa douleur et qui, de seconde en seconde, de cri en cri, était un peu moins…homme.

   Ce n’est qu’à cet instant là que je pris toute la mesure du talent de Yann, et compris pourquoi il ne se battait jamais deux fois contre la même personne. Il ne brisait pas que des os, il mettait des esprits en miettes. Mais ce jour-là il semblait presque plus blessé que moi, qui pourtant crachais mon sang à ses pieds, étourdi et brisé. Avant de m’évanouir je sus que j’étais prêt. Peut être que je le dis d’ailleurs à Yann et que cela attisa sa colère. Je ne m’en souviens plus. Je me souviens que tu es partie. Sans même un au revoir. Pire, en me laissant une lettre. Une foutue lettre ! Seigneur Audrey tu t’es crue où ? Je ne méritais même pas une explication de ta bouche ? Qui puis est c’est Yann qui me l’apporta sur mon lit d’hôpital. A cet instant nous sûmes tous les deux que quelque chose c’était cassé entre nous. Pas besoin de mots. Le harcèlement de nos pères ne nous fit pas bronché. Le secret était le seul lien qui nous unissait alors, et le partager avec qui que ce soit d’autre n’était même pas envisageable.

   Ta lettre me démolit. Plus que les coups de ton frère, ce que je n’aurais pourtant pas cru possible. Tu m’as fait pleurer comme un gamin. Je n’avais pas pleuré depuis la mort de ma mère, et tu m’as fait revivre ça. En plus dans les bras de mon père. Pour le coup il fût bien plus gêné que moi. Moi, la gêne je ne savais plus ce que c’était.

   Heureusement, il y avait le temps qui passait. Sans Yann, sans toi, j’allais peut être à la dérive mais j’étais encore debout. Disons chancelant. Mais la vie c’est ce truc dingue qui se mêle de ce qui ne la regarde pas et nous oblige à remonter à la surface quand on est resté trop longtemps sous l’eau. On ne peut rien contre.

   Aujourd’hui tu es là. Yann aussi. Alors que je m’attendais à déverser sur toi la colère et le ressentiment qui avaient germés en moi ces cinq dernières années, il n’y a qu’une seule chose que je veux te dire : Ne pars pas. Pas tout de suite.

Le téléphone de Yann sonna au moment où ils faisaient leur entrée dans la ville aux sept collines. Yaoundé.

   A l’ère des sonneries téléchargées, le banal ‘’dring dring’’ du tout aussi banal téléphone du jeune homme parut à sa sœur totalement désuet. Non, ce n’était pas le mot exact. Dans la mélasse de son esprit elle mit du temps à mettre la main dessus puis il lui apparut : vintage. Elle sourit. Tout en Yann lui paraissait vintage. Des éternels tons gris-noirs de ses vêtements à sa passion pour les chapeaux feutres et les bérets. Jusqu’à son addiction à la cigarette. Vintage.

   Yann jeta à peine un coup d’œil sur l’écran et laissa sonner. Il finit néanmoins par leur avouer qu’ils s’étaient probablement fait repérer. L’appel venait de son père. En riant Audrey leur dit qu’ils étaient tous les deux en sursis et avaient peu de chance de s’en sortir vivants. Charlie trouva qu’elle faisait preuve d’une touchante considération.

   Yaoundé, c’était une ville qu’il connaissait bien. Il y avait vécu. Durant une autre partie de sa vie, et Yann n’eut qu’à lui donner le lieu du rendez-vous avec Berthe, la cousine-complice, le dernier maillon de leur chaine de conspirateurs, pour qu’il se retrouve. Il était 11h40 quand il se gara à l’entrée du parc. Berthe était en retard. Comme toujours.

   Nouvelle sonnerie. Yann jura en sortant de la voiture. Tant que ce ne serait pas fait il savait qu’il aurait l’impression de retenir son souffle. De l’intérieur du complexe lui parvenaient les cris des gosses enjoués. Ca l’avait toujours remué les rires des gosses. Ca ne ressemblait à rien d’autre. Il pouvait reconnaitre un rire d’enfant n’importe où. Il avait compris depuis longtemps que ça n’avait pas de rapport direct avec l’âge. Lui par exemple, ne se rappelait pas en avoir jamais eu un. Pourtant il se souvenait clairement quand celui d’Audrey avait cessé d’en être un.

   Charlie sortit à son tour. Il ne tenait pas en place. Il jeta un regard à Audrey. Elle était immobile. Il lui fallut un moment pour voir sa poitrine se soulever lentement à chacune de ses respirations. La sienne se relâcha aussitôt. Il leva les yeux, Yann le fixait. Il s’en voulut d’en avoir des frissons.

   « Il y a une chose que j’aie toujours voulu savoir, lui dit le jeune homme, tu avais prévu quoi ensuite ? Tu comprends…la suite de votre belle histoire c’était quoi ?

   _ Je n’en sais rien Yann.

   Comme s’il s’y attendait, il hocha lentement la tête regardant aux alentours.

   _ Prends le comme tu veux, finit-il par dire doucement, mais je suis désolé.

   _ De m’avoir brisé trois côtes ?

   _ Non. Pas pour ça. Pour…vous deux. Pas de chance.

   Ce fut tout. Charlie tourna la tête. Pour éviter que Yann ne s’amuse à lire une fois de plus sur son visage, et il la vit. Berthe. Une autre des figures éponymes de la grande fresque de leurs enfances communes, celle sur laquelle on pouvait toujours compter mais qui ne savait pas se taire. Elle traversait la rue plus loin, tenant par la main une fillette dont l’éclat de la robe jaune était rehaussé par le soleil. Charlie fit un signe de tête à Yann qui ne put empêcher un soupir de soulagement de franchir ses lèvres quand il les vit.

   Berthe commença son babillage dès qu’elle les vit. Ce qui réveilla Audrey. La voix de sa cousine se réduit à un son parasite, tout son esprit concentré sur la timide fillette en robe jaune. Sa fille. Elle voulut se lever, mais ses jambes ne furent pas d’accord. Elle n’insista donc pas et resta là, assise sur la banquette, ses pieds dépassant à l’extérieur comme une enfant. Elle passa une main tremblante sur son visage pour n’y rencontrer qu’os saillants et angles aigus. Elle savait qu’elle devait être horrible.

   Berthe rapprocha la fillette d’elle. Audrey pensa à un oiseau, avec tout ce jaune. Un petit oiseau tombé de son nid. Sa cousine la présenta comme tante Audrey. Evidement. Son regard accrocha celui de la gamine. Ses mains décharnées se refermèrent autour de ses menottes. Fabuleux. Elle ne voyait rien de l’homme en elle, pas plus que quoique ce soit d’elle. C’était une personne qui lui faisait face, un individu à part entière: Océane. Pourquoi sa tante l’avait doté d’un nom de poisson ? Mystère. Mais Océane semblait autant fasciné par ses traits qu’elle l’était par les siens. Audrey ne croyait pas à toutes ses niaiseries de lien du sang. Pour elle cette curiosité prédisposait sa fille à faire une carrière de médecin, pourquoi pas de chercheur ?

   Elle lâcha les mains de la gamine et la renvoya d’une voix douce à Berthe. La petite courut en soulevant derrière elle un nuage de poussière ocre. Sa cousine la salua de la main, Audrey lui sourit. Un vent tiède souffla quand la jeune fille et la robe jaune passèrent l’entrée du parc, se soustrayant à la vue des trois autres. Charlie s’appuya contre la voiture. Yann piqua dans une rue adjacente en lui faisant signe qu’il n’en avait pas pour longtemps, une envie pressante sans doute, cigarettes ou autre, et il acquiesça en se rendant compte qu’ils arrivaient encore à se comprendre sans avoir à se parler. Comme avant. Presque comme avant.

   Le vent était chargé de quelque chose, quelque chose que Charlie ne parvenait pas à définir. Il ferma les yeux un instant, parce que le poids de cette journée et peut être des cinq dernières années quittaient enfin ses épaules, et les rouvrit brusquement. Quelque chose était changée. Audrey était immobile, toujours assise dans la voiture. Un bruit sourd et régulier grondait dans les oreilles du jeune homme ; il mit un temps avant de comprendre qu’il s’agissait des battements de son propre cœur.

   Il se baissa vers elle. Lentement, il n’était pas pressé. Ils en avaient fini de courir après le temps. Elle semblait endormie, comme elle l’avait été la grande majorité de cette journée. Il posa ses mains sur les siennes et resta là. Accroupi, comme en prière. Sans bouger. Il l’avait assez fait cette journée. Il voulait seulement rester comme ça, encore quelques secondes. Il leva les yeux et vit Yann, immobile, à quelques mètres. Lui non plus ne bougeait pas.

   Nouveau ‘’dring dring’’ de téléphone. Qui résonna longtemps. A la troisième tentative Yann s’en saisit. Les menaces et la colère paternelles déferlèrent à son oreille sans qu’il y prête attention, et au bout de quelques secondes il finit par tendre le boitier à Charlie.

   Charlie ferma les yeux. Ses mains se refroidissaient dans les siennes. Il avait beau les serrer rien n’y faisait ; c’était comme essayer de retenir un courant d’air.

   Il prit l’appareil et le porta jusqu’à son oreille. Il écouta la voix furieuse à l’autre bout du fil, et quand il parla ce fut pour dire doucement : « Je suis désolé de t’avoir déçu…oui tu as raison…oui ton… je devrais arrêter de me faire manœuvrer par Audrey… oui, même si c’est ma cousine préférée. »

    La poussière autour d’eux dansait sous le vent, les cris des enfants résonnaient depuis le parc, le ciel était d’un curieux bleu, qui rappela l’étoffe de la première robe de bal d’une fille de 15 ans.

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